Quel jugement porter sur le non-jugement ?

Par Antoine Deconinck

Dans notre pratique clinique, la qualité de la relation thérapeutique que nous entretenons avec nos patients est un facteur déterminant pour le bon déroulement de nos traitements. En Entretien Motivationnel, au-delà de l’aspect technique des Outils et des Processus, l’Esprit est une composante fondamentale. L’Esprit de l’Entretien Motivationnel constitue la clé pour nouer une alliance forte. Et un de ses piliers occupe une place de choix : le non-jugement.

Une sombre histoire de jugement

Nous produisons des jugements toute la journée. C’est un fait et nous n’y pouvons rien. Notre cerveau est câblé pour évaluer la situation qui se présente devant nous et pour apporter à notre conscience le fruit de son analyse : un jugement ! Et parfois, ce sera un jugement de valeurs porté sur nos patients.

Imaginons que nous soyons face à un patient qui souffre de douleurs lombaires depuis plusieurs semaines, à la suite d’un accident du travail. Malgré tous nos efforts pour le motiver, il nous annonce qu’il n’a toujours pas fait les exercices que nous lui avons conseillé. Pourtant, lorsqu’il les réalise au cabinet, il ressent un net soulagement. Mais voilà, il ne les reproduit pas chez lui et notre prise en soin patine.

Ce genre de situation relativement fréquente peut générer beaucoup de frustration chez nous les thérapeutes. Elles peuvent même nous conduire à vouloir adopter des comportements néfastes à l’alliance thérapeutique :

  • Confrontation : « Si le patient ne veut pas faire ses exercices, je vais essayer de lui imposer. »

  • Désinvestissement de notre part : « Puisque le patient ne fait rien de son côté, il est responsable de sa situation et je ne ferai plus d’effort pour l’aider. »

  • Perte de sens dans notre travail : « Pourquoi chercher à aider ces patients qui ne se donnent pas les moyens d’aller mieux ? »

Quelles conséquences peuvent avoir nos jugements ?

Reprenons la situation clinique évoquée précédemment et essayons d’imaginer les pensées qui peuvent nous traverser l’esprit et nous conduire à ces comportements. Peut-être avons-nous considéré que le patient était fainéant ou bien qu’il ne voulait pas retourner à son travail ? ou même qu’il préférait probablement continuer d’avoir mal. Ou encore, nous nous sommes peut-être dit qu’il n’avait pas si mal que ça… Oui ! c’est évident ! s’il avait vraiment mal, il ferait ce qu’il faut pour s’améliorer ! A l'inverse, nous avons peut-être envisagé qu’il n’allait pas bien du tout, ou qu’il manquait de confiance en lui et qu’il avait besoin de notre soutien. Seules notre présence à ses côtés et l’environnement sécurisé de notre cabinet le rassurent suffisamment pour qu’il ose faire ses exercices.

Dans tous les cas, l’ensemble de ces pensées ne sont le fruit que de notre propre imagination. Elles correspondent à la représentation que nous avons du problème, à une réalité possible, celle que nous imaginons. En vérité, nous ne savons pas du tout si nos pensées correspondent réellement à ce que pense le patient. Elles sont le fruit de préjugés, c’est-à-dire de jugements à priori qui découlent de la manière dont nous percevons le patient en face de nous.

Et pourquoi pas nous offrir l’opportunité de changer notre point de vue ? Et si nous essayions de nous mettre à la place du patient ? Je vous propose de faire cet exercice, de vous mettre à la place du patient : comment vous sentiriez-vous face à un thérapeute qui vous fait comprendre qu’il vous colle une étiquette de fainéant ? Et face à un autre thérapeute qui minimise votre souffrance et ne vous croit pas ? Sans doute auriez-vous des réticences à partager certaines informations, ou bien finiriez-vous par dire que vous avez effectué vos exercices simplement pour vous sortir de cette situation inconfortable. Une autre manière de réagir pourrait être de justifier vos comportements, ce qui ne va probablement pas vous aider à les changer. Et vous seriez sans doute très frustré de votre côté aussi, de ne pas avoir pu exposer votre point de vue, voire même en colère face à un tel manque de considération !

Ainsi, toute la bonne volonté que nous avons en tant que thérapeutes pour aider nos patients à aller mieux peut se transformer en une expérience désagréable, pour le patient comme pour nous. Et les jugements que nous portons sur nos patients sont en bonne partie responsables de ces situations bloquantes, frustrantes…

 Mais si je juge en permanence, comment faire preuve de non-jugement ?

Le non-jugement n’est pas une absence de jugement. Il s’agit plutôt d’une façon d’orienter notre jugement de manière à le rendre le plus proche possible de la réalité du patient, en minimisant l’impact de nos préjugés. Cette démarche consiste à accepter ce que le patient nous donne comme information de manière factuelle, sans la catégoriser comme “bien” ou “mal”, sans s’attarder sur le fait qu’elle nous plaise ou non, qu’elle nous arrange ou non. Ça ne signifie pas que nous validons, ou que nous sommes d’accord avec le comportement du patient, nous constatons simplement que c’est ainsi.

Le non-jugement comporte 4 caractéristiques qui peuvent nous aider à le mettre en pratique :

  • La valeur inconditionnelle.

Issue des travaux de Carl Rogers, cette notion correspond au fait de croire en la capacité de l’autre à faire les meilleurs choix pour lui ; à avoir la conviction que les patients ont le potentiel de faire ce qui est le mieux pour eux s’ils sont mis dans les bonnes conditions.

Dans notre exemple, cette vision des choses permet déjà de modifier nos préjugés. Au lieu de porter un jugement de valeur sur le patient, elle nous invite à nous interroger sur son contexte. Cette posture nous pousse à chercher pourquoi sa situation à l’heure actuelle n’est pas favorable à la mise en place d’exercices en autonomie dans son quotidien. Elle nous offre la possibilité de nous dire : « finalement, à sa place, étant donné son contexte, probablement que je n’y arriverais pas non plus. » A partir de là, nous pouvons conserver suffisamment de sérénité pour prendre en compte les obstacles qu’il rencontre et l’aider à les surmonter.

Toutefois, il reste important de garder à l’esprit que nous ne sommes pas toujours en mesure de modifier la situation du patient et de la rendre plus favorable (contexte familial, problème de travail, situation sociale...). Il convient ainsi de ne pas nous juger trop durement nous-même lorsque nous ne parvenons pas à faire adhérer le patient à notre proposition de traitement, malgré tous les efforts que nous avons déployés.

  • L’empathie approfondie.

L’exploration de la situation du patient revient à faire l'effort de comprendre son point de vue, de voir les choses à travers ses yeux, tout en gardant la distance nécessaire pour ne pas être contaminé par ses émotions. En faisant preuve de curiosité et en s’intéressant aux raisons qui l’empêchent d’avancer, nous réduisons l’influence de nos propres représentations.

Cet effort de notre part permet au patient de se sentir écouté, compris, et de ne pas craindre notre réaction lorsqu’il nous annonce qu’il n’a pas fait ses exercices. A ce moment-là, le fait de ne pas être confronté à un jugement négatif de notre part va lui permettre de s’exprimer librement, sans chercher à se cacher ou à se justifier.

Offrir un vrai espace de parole au patient peut également l’aider à mieux se comprendre lui-même. Les patients sont parfois durs avec eux-mêmes. Ils peuvent avoir tendance à se juger de manière très péjorative. Ainsi, un patient qui s’étiquette tout seul comme étant fainéant aura du mal à mettre en place son traitement Il pensera que c’est perdu d’avance. En revanche, s’il constate par lui-même les raisons qui rendent ce changement difficile, il lui sera plus facile de réaliser que ce n’est pas lui le problème et qu’il a la capacité de changer les choses : une sorte de valeur inconditionnelle appliquée à soi !

  • La valorisation.

Ce concept correspond à l’attention que nous portons à ce qui a de la valeur chez l’autre ; à remarquer :

  • Les qualités de la personne en face de nous

  • Les efforts qu’elle déploie

  • Les ressources sur lesquelles elle s’appuie

  • Les réussites qui ont déjà eu lieu dans sa vie

En tant que clinicien, nous avons été formés pour repérer ce qui ne va pas, ce qui diffère de la norme. Et plus nous prenons l’habitude de le faire, plus il devient difficile de repérer ce qui va bien. D’autant plus que la plupart d’entre nous ont été formatés dans ce sens depuis l’école primaire ! Pour nous aider à changer ce reflexe acquis, nous pouvons compter sur notre biais de confirmation, qui est notre tendance à sélectionner les éléments qui vont dans notre sens et à occulter les autres, de manière inconsciente. Ainsi, en croyant profondément au potentiel de l’autre, en l’incrustant comme un préjugé solide dans notre façon d’aborder le patient, il deviendra de plus en plus facile de repérer ce potentiel, et d’en faire part au patient pour qu’il en prenne conscience à son tour.

  • Le soutien du libre arbitre.

S’il existe bien une chose de sûre dans notre pratique, c’est qu’au bout du compte, le patient est toujours le seul à décider du comportement qu’il va adopter. Et respecter son libre arbitre est une façon de manifester notre non-jugement. Le patient sait ainsi que quoiqu’il nous dise, nous ne chercherons pas à lui imposer notre point de vue et qu’il peut s’exprimer librement sans craindre d’éventuelles conséquences.

Bien sûr, en tant que thérapeute, nous allons pouvoir utiliser les informations fournies par le patient et l’aider à augmenter sa motivation en mettant l’accent sur les raisons qu’il a d’adopter un comportement favorable à sa santé. Cette stratégie ne doit pas nous faire oublier que le patient reste libre de choisir ce qu’il veut réellement faire, et qu’il peut tout à fait décider de rester dans sa situation actuelle. Arriver à reconnaître ce principe permet aussi partager la responsabilité des résultats du traitement. Nous, thérapeutes, ne portons plus tout le fardeau de la réussite ou de l’échec d’une prise en soin. Je vous propose de prendre le temps d’une pause pour réaliser à quel point ça peut être libérateur...

Dans le cas de notre patient, nous pouvons avoir trouvé un exercice qui le soulage, l’avoir réalisé avec lui au cabinet, avoir chercher ensemble des moyens de le mettre en place au quotidien. Et si malgré nos efforts pour augmenter sa motivation, il ne le reproduit pas chez lui, alors nous pouvons nous dire que c’est simplement son choix, ça n’est pas un échec de notre part. Encore une fois, ayons la foi dans la capacité de notre patient à prendre la meilleure décision pour lui.

Conclusion

Il n’est pas facile de laisser de côté nos jugements lorsque nous accompagnons nos patients et ils peuvent parfois nous conduire à adopter des comportements défavorables à la réussite d’un traitement. Pour bénéficier d’une alliance de qualité et d’un climat propice aux meilleurs résultats possibles, adopter une posture non-jugeante confère une base solide sur laquelle s’appuyer. Je vous propose de changer le regard que vous portez sur les patients qui vous provoquent des émotions négatives et de vous offrir ce cadeau de croire en eux. Alors, qui sait, peut-être serez-vous surpris de ce qu’ils ont à vous apprendre !

Par Antoine Deconinck
Relecture Guillaume Deville

Références
Miller WR, Rollnick S. L'Entretien Motivationnel 2ème Ed : Aider la personne à engager le changement. Interéditions, 2013.
Rosengren, DB. Grand manuel de l'Entretien Motivationnel : Pratiques et Savoir-faire. Interéditions, 2021.
Kahneman, D. Système 1 système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Flammarion, 2012.

Précédent
Précédent

Améliorer votre communication clinique avec l’Entretien Motivationnel : Les étapes clés à connaître

Suivant
Suivant

Les bienfaits du doute sont sous-estimés