Comment accompagner nos patients sans les manipuler : l’apport de l’altruisme en Entretien Motivationnel
Par Antoine Deconinck
Introduction
Il y a quelques mois, je suis tombé dans la boîte à livres de mon village sur un ouvrage intitulé «Manuel de manipulation ». Je l’ai feuilleté par curiosité. Et parmi les outils que présente l’auteur pour (soi-disant) obtenir tout ce qu’on veut des autres figurent les reflets et le fait de reconnaître le libre-arbitre. Ces outils sont présents en Entretien Motivationnel et leur apparition dans ce livre m’a renvoyé à une réflexion que j’entends parfois : l’Entretien Motivationnel est une technique de manipulation. Pourtant, l’Entretien Motivationnel se protège de toute forme de manipulation grâce à un élément essentiel de l’esprit dans lequel on le pratique : l’altruisme. Je vous propose de découvrir plus en détails ce concept, afin d’envisager tout ce qu’il peut nous apporter dans notre pratique, en plus de nous éviter de manipuler nos patients.
Quand le poids des patients pèse trop lourd
Prenons comme exemple un patient qui souffre d’une fibromyalgie et qui vous explique à quel point ses douleurs le handicapent dans son quotidien. Vous lui avez proposé de réaliser des exercices pour améliorer ses douleurs, mais il ne parvient pas à les faire. Vous n’avez plus d’espoir, vous avez déjà tout essayé, rien ne fonctionne et la relation thérapeutique en pâtie. Désormais, vous vous sentez mal juste en voyant son nom dans votre agenda.
Si elles prennent trop de place, ces situations cliniques peuvent vraiment peser lourd dans notre quotidien et mener à des conséquences négatives :
- Sentiment d’inutilité dans notre travail
- Épuisement pouvant aller jusqu’au burn-out
- Décision de stopper son activité et de se réorienter
L’impuissance face à la souffrance
Pour mieux comprendre le rôle de l’altruisme dans cette situation, je vous propose d’imaginer que vous êtes parent, et que vous êtes très occupé à préparer le repas du soir. Soudain, votre enfant tombe et se blesse. Il pleure toutes les larmes de son corps et semble vraiment souffrir. Imaginez maintenant qu’il y a une vitre entre vous et votre enfant. Vous ne pouvez qu’assister, impuissant, à sa souffrance, sans rien pouvoir faire pour la soulager. Il y a fort à parier que cette situation soit difficile pour vous, tant votre envie de l’aider à apaiser sa souffrance est grande…
Avec notre patient fibromyalgique, les choses ne sont pas si différentes. Il nous partage ses souffrances, ses difficultés, ses craintes et nous y assistons, impuissants, car il ne met pas en place la solution que nous lui proposons. Nous ne parvenons pas à apaiser ses souffrances et il devient difficile de la supporter en tant que thérapeute.
Lorsque ce genre de situations se répète, notre charge émotionnelle augmente et peut devenir épuisante. Il n’est pas simple de faire face à ce flot de souffrances que nous livrent nos patients. La tentation de les « manipuler » pour qu’ils mettent en place nos traitements est facilement présente. S’ils suivaient nos conseils, nous nous sentirions plus utiles. Pourtant, une autre voie existe : celle de l’altruisme !
Prendre soin des autres et prendre soin de nous
L’altruisme (traduction du terme « compassion » dans la version anglaise) correspond au fait d’accueillir la souffrance de l’autre et d’agir pour l’améliorer, mais de manière désintéressée. L’idée est de chercher à agir avant tout dans l’intérêt de nos patients, et non pas dans le nôtre ou dans celui d’une autre partie. Dans cette optique, l’altruisme nous incite à chercher des solutions pour diminuer la souffrance d’autrui, ce qui ne signifie pas chercher des solutions pour résoudre son problème !
Si nous nous replongeons dans la situation où votre enfant tombe, faire preuve d’altruisme consisterait à stopper la préparation de votre repas pour venir le consoler. Votre seule intention est de l’aider à se sentir mieux, de lui montrer que vous prenez en compte sa souffrance et d’agir pour l’apaiser. En ce sens, l’altruisme permet d’aller plus loin que l’empathie en mettant en place des actions pour le bien-être de votre enfant.
En entretien motivationnel, voici les définitions que nous utilisons :
Empathie
Capacité de ressentir une émotion appropriée en réaction à l’émotion exprimée par autrui.
Son objet est de comprendre l’émotion d’autrui.
Sympathie
Réaction qui conduit à des comportements prosociaux, altruistes.
Son objet est le bien-être d’autrui.
Altruisme
Volonté d’agir pour le bien-être d’autrui.
Son objet est d’apaiser la souffrance perçue chez lui.
Revenons à l’exemple avec votre enfant. Dans cette situation, vous pourriez être tenté de chercher à résoudre le problème de l’enfant. Par exemple, vous pourriez directement essayer de désinfecter sa plaie, de lui mettre un pansement ou de la glace. Vous pourriez aussi lui donner des conseils pour ne pas que ça se reproduise, en lui expliquant qu’il devrait marcher en levant les pieds plus haut. Toutes ces actions ont leur intérêt, mais ce n’est pas forcément le meilleur moment pour les mettre en place. Dans ce cas, vous agissez autant pour le bien de votre enfant que pour remplir votre rôle de parent, et vous pourriez oublier de vous occuper de sa souffrance avant tout. Vous exposez alors à la possibilité que votre enfant refuse d’appliquer vos stratégies…Pire encore, vous pourriez même lui reprocher ce qui s’est produit, en lui criant : « fais un peu attention ! »
De la même manière, vous pourriez chercher à calmer votre enfant, mais avec l’intention de le faire arrêter de pleurer le plus vite possible pour pouvoir reprendre la préparation du repas. Votre motivation serait ici principalement tournée vers vos objectifs à vous. En effet, la situation peut devenir très frustrante si votre enfant n’arrive pas à retrouver son calme. Votre stratégie ne marche pas aussi bien que prévu, et votre envie de reprendre la préparation du repas peut générer en vous une tension très inconfortable. D’une certaine manière, vous avez cherché à manipuler votre enfant pour atteindre plus rapidement votre objectif. Et le fait de ne pas y parvenir rend la situation encore plus difficile à supporter.
En transposant cette analyse à notre patient fibromyalgique, le fait d’utiliser des outils de communication pour le manipuler et tenter de lui faire réaliser nos exercices nous expose également au risque d’être encore plus frustré s’il n’y parvient pas. En essayant dans un premier temps d’agir de manière désintéressée, avec la volonté de l’aider, nous pourrions mettre en place des stratégies visant à soulager sa souffrance, avant d’envisager des solutions à son problème. Ces stratégies peuvent consister à écouter notre patient, à rester attentif à son vécu et à ses besoins, juste pour l’aider à se sentir mieux. Une fois cette étape passée, il sera sans doute beaucoup plus facile d’envisager la suite. Et s’il se sent toujours aussi mal, nous aurons fait de notre mieux. Nous aurons dépensé l’énergie que nous sommes prêt à mettre dans ce genre de situation, et nous avons le droit de ne pas en dépenser plus même si ça ne suffit pas pour le patient. Oui, nous avons le droit de nous préserver.
Conclusion
Pour conclure, en agissant avec altruisme, nous répondons à la souffrance de l’autre, mais nous nous faisons aussi du bien ! C’est tout le paradoxe de cette notion : toute action désintéressée qui vise à soulager la souffrance de l’autre a de bonnes chances d’améliorer notre vécu de la situation et peut nous permettre de gagner en sérénité dans notre quotidien. De cette manière, nous nous protégeons de l’épuisement (burnout) en évitant de dépenser trop d’énergie à lutter contre nos patients, et en agissant dans leur intérêt avant tout. Mieux nous nous sentirons, plus nous aurons de chances d’aider efficacement nos patients ! N’oublions pas de faire preuve d’autocompassion, de prendre le temps de ressentir nos propres besoins et d’agir pour y répondre, tout le monde en sortira gagnant !
Bonus
Voici 2 astuces pour essayer d’agir avec altruisme avec nos patients :
Pour se préserver de toute manipulation auprès de nos patients, Miller et Rollnick proposent de tout faire pour mériter la confiance que les patients nous accordent grâce à l’utilisation de l’Entretien Motivationnel.
De son côté, Matthieu Ricard propose de s’interroger lorsque nous réalisons une action pour le bien de nos patients : serions-nous aussi satisfaits si cette action avait été réalisée par quelqu’un d’autre ? Si oui, alors nous l’avons fait de manière altruiste.
Références
MILLER, W., & ROLLNICK, S. (2013). L'Entretien Motivationnel : Aider la personne à engager le changement. Interéditions.
« Peut-on évaluer l'empathie ? » - Par Julie Grèzes https://www.youtube.com/watch?v=EQZlNXKSp3Q&t=66s