Stigmatisation de la douleur persistante, une hostilité présente à plusieurs niveaux : de l’individu à la société
Par Camille Leteurtre.
Dans ce post, je partage avec vous un extrait de mon plus récent travail académique (MSc Physiotherapy & Education, à l’université de Brighton, UK). J’y explore un sujet qui me tient à cœur : le phénomène de stigmatisation des personnes vivant avec une douleur persistante. L’expérience d’être stigmatisé.e est un élément clé parmi les nombreux facteurs sociaux influençant la santé physique et mentale des patient.e.s douloureux.ses chroniques.
J’espère que ce partage pourra enrichir vos connaissances sur la complexité de ces facteurs sociaux, et vos réflexions sur l’évolution de nos pratiques en tant que soignants.
Stigmatisation de la douleur persistante, une hostilité présente à plusieurs niveaux :
de l’individu à la société
Dans la longue liste des populations victimes de stigmatisation figurent les individus vivant avec une pathologie chronique, comme une maladie mentale par exemple (Corrigan et al., 2003), le VIH (Scott et al., 2019), une maladie rhumatismale (Kool et al., 2013), ou une obésité (Phelan et al., 2015). La littérature met aussi en évidence l’existence d’un phénomène de stigmatisation envers les personnes vivant avec une douleur persistante (De Ruddere and Craig, 2016; Karos et al., 2018). Sans surprise, une telle marginalisation a un impact négatif sur la santé physique et mentale de ceux qui en sont victimes. Kool et al. (2013) ont conclu que des expériences sociales négatives, comme la non-reconnaissance des difficultés physiques et psychologiques liées à la douleur sont associées à de moins bons résultats cliniques chez les personnes qui ont une pathologique rhumatismale. Sullivan et al. (2006) ont mis en évidence que la perception d’une injustice est corrélée à plus de catastrophisation de la douleur et de kinésiophobie. De plus, la perception d’une injustice entraine des émotions négatives comme la colère (Scott et al., 2013) et accroit le risque de dépression (Scott and Sullivan, 2011). Ces conséquences peuvent détériorer la qualité de la relation thérapeutique, et donc les résultats cliniques (Scott et al., 2016). Il pourrait être discutable de considérer la perception d’une injustice et la stigmatisation comme deux phénomènes similaires. Pourtant, Scott et al. (2016) affirment que de nombreux facteurs peuvent générer un sentiment d’injustice, dont le fait de ne pas sentir son expérience douloureuse validée par les autres.
La stigmatisation des personnes avec une douleur persistante existe. Elle peut être liée à une ignorance, à des préjugés et/ou à des comportements discriminants. Elle contribue à une injustice sociale, qui est naturellement vécue comme une expérience affligeante et pénible (Scott et al., 2016; Allvin, Fjordkvist and Blomberg, 2019).
Insistant sur cette idée, Karos et al. (2018) concluent que la douleur persistante nuit à nos besoins humains d’autonomie, d’appartenance et de justice/équité. Elle représente une « menace pour notre soi social » (Karos et al., 2018, p.1690).
De Ruddere et Craig (2016) ont revu les mécanismes sous-jacents au phénomène de stigmatisation, à différents niveaux de l’écosystème social :
• Au niveau individuel (ou micro), il existe une internalisation des stéréotypes par les individus marginalisés eux-mêmes (auto-stigma) (Krafft et al., 2018). Ces auteur.e.s suggèrent que la persistance et/ou le manque d’explication médicale justifiant la douleur entrent en conflit avec les normes sociétales, qui transmettent l’idée que la douleur devrait être de courte durée, associée à un diagnostic médical clair et à un traitement défini (De Ruddere and Craig, 2016, Karos et al., 2018).
• C’est pourquoi, au niveau interpersonnel (ou meso), pour la majorité de la population en ‘bonne santé’, les individus vivant avec une douleur persistante constituent un exogroupe* (ou ‘out-group’). Une telle catégorisation peut entrainer une exclusion sociale et une discrimination (ex. Karos et al., 2018). Ces mêmes auteur.e.s portent notre attention sur les données de la recherche qui témoignent malheureusement de l’existence de comportements stigmatisant de la part des professionnel.le.s de santé. Ces dernier.ère.s seraient parfois moins enclins à aider ou à faire preuve d’empathie envers les personnes douloureuses chroniques (ex. Synnott et al., 2015).
• A un niveau structurel (ou macro), les politiques institutionnelles, les lois et les curriculums contribuent à ce problème social (Hart et al., 2016). A l’échelle des professionnel.le.s de santé, ces inégalités pourraient être expliquées par un manque de connaissances ou une éducation à la douleur inappropriée. Malgré un nombre croissant de données scientifiques en faveur d’un modèle biopsychosocial de la douleur (IASP, 1994), les clinicien.ne.s eux.elles-mêmes sont encore largement formé.e.s selon un modèle biomédical (Heaney et al., 2012). Ainsi, les praticien.e.s admettent ressentir de l’anxiété, voire de la colère, lorsqu’ils.elles travaillent avec une population de personnes douloureuses chroniques. Ils.Elles ne se sentent pas suffisamment préparé.e.s et confiant.e.s pour aider ces patient.e.s et donc les soutenir de manière efficace (ex. Synnott et al., 2015; Alexanders, Anderson and Henderson, 2014). Par conséquent, ils.elles risquent de répondre à cette anxiété/colère par une stratégie d’évitement (ne pas traiter ces patient.e.s) ou de confrontation (considérer ces patient.e.s responsables de leur douleur) (Hess, Knox and Hill, 2006).
Un appel de plus en plus fort se fait entendre parmi les chercheur.se.s et clinicien.ne.s afin de mieux former à la prise en charge de la douleur persistante (ex. De Ruddere and Craig, 2016). La pratique réflexive et la supervision ont été fortement suggérées afin d’accompagner les clinicien.ne.s dans ce changement de croyances et de comportements (Denneny et al., 2020).
Interventions anti-stigmatisation :
l’indispensable approche socio-écologique
Il n’existe que très peu d’études de qualité ayant exploré les interventions anti-stigmatisation dans le contexte de la douleur persistante. En revanche, des interventions visant à lutter contre le stigma envers les maladies mentales (ex. Corrigan et O'Shaughnessy, 2007) ou le VIH (Nyblade et al., 2009; Stangl et al., 2013) sont plus largement documentées.
Cook et al. (2014) ont publié une revue de littérature sur les différents types d’interventions anti-stigma. Ils ont identifié trois niveaux d’action clés :
Le niveau intrapersonnel correspond à des stratégies dirigées soit vers la réduction de l’auto-stigma (ex. thérapie psychologique), soit vers le changement de croyances de la population envers une population marginalisée (ex. éducation).
Les stratégies interpersonnelles cherchent à abolir les préjugés (définis comme des pensées négatives associées à des émotions telles que la colère, le dégout ou l’anxiété). L’une de ces stratégies les plus documentées est celle du ‘contact intergroupes’, qui facilite la connexion et le partage entre personnes du groupe dominant et personnes du groupe stigmatisé, considéré comme un exogroupe* (Pettigrew et al., 2011).
Au niveau structurel, comme mentionné précédemment, il a été établi que les politiques institutionnelles, les lois, les programmes d’éducation nationaux et les médias de masse peuvent participer à la lutte contre la stigmatisation par la promotion d’un changement social à grande échelle.
Les auteur.e.s de cette revue de littérature appuient fortement sur la dynamique qui existe entre ces différents niveaux d’action.
L’approche méthodologique de Cook et al.’s (2014) vise à identifier un large éventail d’interventions anti-stigma, ces auteur.e.s ne se focalisent pas sur une pathologie en particulier. En revanche, un autre papier, dirigé par Stangl et al. (2013), évalue l’efficacité, sur une période de 10 ans, de certaines de ces interventions appliquées au contexte des personnes porteuses du VIH, souvent fortement stigmatisées.
Leurs résultats sont particulièrement encourageants et justifient/confirment le besoin d’adopter une approche socio-écologique visant chacun des 3 niveaux d’actions.
De même, l’autonomisation des groupes stigmatisés pour partager et dénoncer leurs propres expériences vécues afin de prendre part à des actions constructives et au changement des mentalités est prometteuse et indispensable (Li et al., 2018).
Alors que ces approches multi-niveaux pour lutter contre la stigmatisation des pathologies chroniques sont fortement recommandées, elles présentent également de nombreuses limitations et difficultés. Sans entrer dans les détails dans ce blog, ces limitations concernent principalement la difficulté à évaluer leur efficacité sur les croyances et sur les comportements à long terme.
* ce terme est issu de la théorie de l’Identité Sociale, définissant le concept de catégorisation sociale.
> Endogroupe : une collection d’individus qui se perçoivent et s’identifient comme membres d’une même catégorie sociale
> Exogroupe : un ensemble des personnes qu’un individu a identifiées et catégorisées comme n’étant pas membres de son groupe d’appartenance, dit endogroupe
Prendre conscience des mécanismes sous-jacents au phénomène de stigmatisation comme une hostilité sociale, peut paraître écrasant et décourageant à l’échelle d’une personne.
Moi, kinésithérapeute. Qu’est-ce que je peux faire ?
Je vous invite à réfléchir aux actions réalisables à votre niveau qui permettront, si elles sont associées à une volonté collective, de graduellement amener un changement de croyances et de comportements envers les personnes qui vivent avec une douleur persistante.
Voici quelques exemples:
· Adopter une pratique réflexive explorant, entre autres, le vocabulaire utilisé, le procédé de prise de décision, etc. (seul.e ou en groupe de pairs)
· S'inscrire à une formation approfondie sur les facteurs psycho-sociaux pour mieux comprendre ces dynamiques complexes pour pouvoir aider vos patients
· Partager vos connaissances et réflexions sur ce sujet avec votre entourage professionnel et personnel pour participer aux changements des croyances
· Créer un réseau avec des professionnel.le.s de santé et du social dans votre quartier pour pouvoir offrir un soutien multidimensionnel aux patients.
Même à petite échelle, les options sont nombreuses !
Le bénéfice en sera personnel, collectif et sociétal.
Merci de votre lecture !
(Et merci à Guillaume Deville pour sa relecture patiente)
Camille
Sur un sujet similaire, vous pourrez apprécier parcourir :
l’efficacité de l’entretien motivationnel (notamment chez les personnes souffrant de douleurs chroniques) ;
l’expérience d’un kiné en entretien motivationnel.
Bibliographie
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