De la preuve empirique à la réalité clinique, un voyage complexe

Par Camille Leteurtre

Ma prise de conscience grandissante de la difficulté rencontrée par les cliniciens pour intégrer des connaissances scientifiques et théoriques à leur pratique clinique m’a à la fois rassurée (ça n’est donc pas que moi !) et donnée envie de décortiquer le problème. Voici quelques-unes de mes pensées à propos de la pratique réflexive comme élément essentiel à l’avancée des pratiques kinésithérapiques, pour :

  1. faciliter l’intégration de l’EBP et autres sources de connaissances en clinique

  2. développer une pratique flexible qui fait place aux inévitables incertitudes du monde réel de la clinique.

Ce blog est le fruit de multiples lectures, écoutes et expériences. Une réflexion qui se penche, avec curiosité et vulnérabilité, sur la complexité de la pratique clinique. Au cours de votre lecture, je vous poserai une série de questions ouvertes vous amenant à explorer des points de votre pratique. Je vous invite à y réfléchir, puis, lorsque vous fermerez cette page internet, à garder une ou deux de ces questions flotter autour de vous pendant les prochaines heures ou prochains jours, laissant vos pensées se former en réponse. Je vous invite à être curieux. Et si vous le souhaitez, à revenir ici pour répéter le procédé avec d’autres questions.

Les RCT – médaille d’or pour les recommandations de pratiques

Quelles connaissances choisissez-vous d’intégrer à votre pratique ?

Le concept d’Evidence-Based Practice (EBP) s’est largement répandu dans la pratique de la kinésithérapie en France. Le terme est devenu courant, « mainstream », au point qu’il est parfois utilisé sans comprendre précisément ce que ces trois lettres signifient.

Le développement de l’EBP répond à l’exigence de nos standards professionnels qui ont pour objectif de faire avancer nos pratiques cliniques et de mieux réguler la profession. Au cours des dernières années, un tournant s’est naturellement opéré dans les processus de raisonnement et de prise de décision clinique : moins de poids a été accordé à l’expertise professionnelle, plus de valeur a été donnée aux preuves scientifiques rigoureuses, explicites et mesurables. Une hiérarchie des preuves scientifiques a émergé de la recherche afin de donner forme à l’Evidence-Based Medicine (EBM). Comme beaucoup d’entre vous le savent, les essais contrôlés randomisés (RCT) et les revues systématiques ont gagné leur place sur la plus haute marche de ce podium. Les RCT sont désormais considérés comme l’étalon-or, le « gold standard », de la méthodologie de recherche empirique évaluant l’efficacité des interventions cliniques.

Lorsque nous nous autorisons à prendre du recul, il est facile de remarquer que cette première marche du podium fait néanmoins de l’ombre à d’autres méthodologies et philosophies de recherche beaucoup moins reconnues, voire ignorées, par certains partisans de l’EBP. Et pourtant elles sont loin d’être dénuées de valeurs. Je pense, entre autres, aux données issues de la recherche qualitative (les analyses thématiques réflexives, les théories ancrées ou « grounded theory », les éthnographies, les interprétations phénoménologiques, les analyses de discours, etc.) et post-qualitative. Je vous invite à écouter la passionnante série de podcasts « The Words Matter Podcast » proposée par le Dr Oliver Tompson qui explore les enjeux et la richesse de la recherche qualitative.

La prise de recul permet également de reconnaître que la recherche et les connaissances scientifiques médicales sont extrêmement riches et vastes, tout en étant pleines d’incertitudes et changent constamment. L’ambition de construire une pratique totalement basée sur les preuves scientifiques nécessiterait une connaissance exhaustive de ces preuves, ce qui n’est ni faisable, ni à recommander. Quoi qu’il en soit, cette hiérarchie des preuves scientifiques guide la sélection des données de la recherche qui participeront à l’élaboration des recommandations de pratiques.

Comment intégrez-vous les connaissances scientifiques à votre quotidien clinique ?

La quête d’impartialité et de reproductibilité exigée par les méthodes de recherche quantitative, et la quête de liens de causalité, moteur de ces efforts, amènent à des prouesses de rigueur dans le design de ces études. Ces quêtes mettent inévitablement entre parenthèses la complexité de la réalité clinique. Malheureusement, les modèles de transfert de ces preuves scientifiques dans la pratique clinique reposent fortement sur un processus linéaire (« la recherche dit que A améliore les symptômes, donc je dois reproduire A tel quel en clinique » ou bien « la recherche dit qu’il manque de preuves pour l’approche B, donc je n’applique jamais B en clinique »).
Cette linéarité est problématique. Les modèles descendants de transfert de connaissances tendent à donner le pouvoir aux preuves scientifiques, en entretenant l’illusion qu’elles puissent être exemptes de biais, et ignorant la complexité de la pratique réelle, du désordre humain, etc. Ainsi, elle tend à balayer l’intégration d’autres sources de connaissances disponibles (et nécessaires) pour la réalité des interactions cliniques.

Les multiples et inséparables sources de connaissances en clinique

Lorsque vous êtes dans votre salle de soin avec un patient :

  • Une source de connaissances émane de vous-même en tant que professionnel de santé : votre capacité à communiquer, raisonner, occuper l’espace, approcher le corps de l’autre et votre propre corporalité font partie de ce qui vous définit en tant que kinésithérapeute. Font aussi partie de votre identité professionnelle : l’espace, les objets, les papiers, les stylos, les chaises, la table de soin, le lecteur de carte vitale, le matériel technique ; les connaissances que vous avez acquises au cours de votre formation initiale puis des nombreuses formations continues auxquelles vous vous êtes rendu ; votre cabinet, votre équipe soignante ; les normes de votre profession.

  • Une source de connaissances émane de vous-même en tant que personne : ce que vous aimez, ce que vous n’aimez pas, votre famille, vos amis, vos voyages, vos souvenirs d’enfance bons et moins bons, votre lieu d’habitation, vos croyances, vos préférences, vos centres d’intérêts, la culture de votre pays.

  • Une source de connaissances émane du patient : sa présence même, ses circonstances singulières, ses croyances, ses expériences passées, ses connaissances, et aussi la connaissance qu’il ou elle a de son contexte de vie, ses préférences, ses valeurs, ses inquiétudes.

La négociation de vos décisions cliniques sera le fruit de la rencontre entre ces données multiples ET les données issues de la recherche que vous connaissez. L’ensemble des connaissances liées à la pratique professionnelle est donc bien plus complexe que l’ensemble des connaissances empiriques. Les recommandations de bonnes pratiques ne représentent qu’une partie de ce qui constitue vos raisonnements et choix cliniques.

La pratique réflexive : à la fois outil et philosophie de soin

Comprendre le processus d’apprentissage et d’intégration des données de la science est un prérequis obligatoire pour une pratique qui se revendique EBP. Dans ce processus, la pratique réflexive est considérée comme un moyen, non linéaire, de transfert de connaissances issues de la recherche dans la réalité clinique. Elle est aussi considérée comme une philosophie de soin, où soignants et patients sont avant tout humains. En tant que tels, ils restent ouverts à une certaine vulnérabilité dans le parcours qu’ils font ensemble. Ce parcours de prise en soin offre également le potentiel d’informer la pratique future du thérapeute, en constant développement.


La pratique réflexive permet de naviguer dans la complexité, l’incertitude et la singularité de chaque rencontre faite au cabinet. De même, elle permet de naviguer les dynamiques au sein même de la profession et du système de santé. En d’autres termes, la pratique réflexive peut être vue comme le fait de porter un regard critique, néanmoins bienveillant, sur nos propres actions, comportements et décisions pour développer nos capacités professionnelles et améliorer la qualité des soins proposés aux patients. Elle permet d’éviter le piège de la robotisation des soins et de la quête de certitude. C’est un voyage qui permet d’explorer des sources de connaissances ‘evidence-based’ mais aussi expérientielles, intimes et sociales.

Que s’est-il réellement passé dans cette séance ? Qu’est-ce que vous avez essayé de faire ? Comment auriez-vous pu faire différemment ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?

L’apprentissage est social, le changement de pratique ne se fait pas seul

Les professions sont des constructions sociales. Bien qu’en France, la majorité des pratiques soient relativement isolées en cabinets libéraux, nous formons un groupe. Dès lors que j’évoque ‘les kinésithérapeutes’, nous sommes un nous. ‘Les professionnels de santé’, constituent également un nous, juste un peu plus large. De ce fait, notre groupe répond à des normes sociales, souvent internalisées, qui sont elles aussi présentes dans votre salle de soin et teintent votre pratique clinique.

D’après vous, quelle est la culture de notre profession ? Comment influence-t-elle votre pratique ?

La théorie d’apprentissage social, « social learning theory », est largement reconnue dans le domaine de l’éducation. Nous apprenons des autres. Nous testons nos connaissances et nos raisonnements auprès des autres. Le plus souvent, nous le faisons auprès de ceux que nous identifions comme appartenant au même groupe que nous. Nous transmettons des connaissances aux étudiants, et ainsi nous participons à la construction de leur identité professionnelle. Faire évoluer les pratiques kinésithérapiques est une action de groupe : elle nécessite l‘engagement de tous. Ainsi, le changement vers une pratique en lien avec les principes du modèle biopsychosocial dépend des dynamiques sociales qui nous entourent dans notre quotidien professionnel.

Que faites-vous/voudriez faire différemment pour favoriser le changement des pratiques à une échelle collective ?

De nombreux éducateurs appellent au développement de réflexions collectives. Par exemple, cela pourrait ressembler à :

  • la création d’espaces bienveillants permettant d’accueillir les incertitudes et la vulnérabilité de chacun

  • la formation de groupe de pairs pour animer des ateliers de réflexion sur un cas ou une situation clinique

  • la revendication et la mise en place de relations de tutorat

  • l’établissement d’une communauté de pratiques créant ou réinventant des ressources pour la profession


Ces démarches nécessitent cependant de développer des compétences pédagogiques et d’animation de groupes qui assureront une expérience collective constructive, dans un espace bienveillant.

Quelles qualités avez-vous déjà ? Quels besoins avez-vous pour aller plus loin dans cette démarche ?

La kinésithérapie du futur

Mieux comprendre les phénomènes individuels et collectifs qui permettent l’intégration des preuves scientifiques en pratique clinique, tout en tenant compte de la complexité et des incertitudes intrinsèques à la réalité clinique est devenu une priorité pour une évolution de la kinésithérapie autrement : une kinésithérapie en cohérence avec les challenges sociétaux actuels. Développer de nouvelles stratégies d’apprentissage collectif évitera de perpétuer la fragmentation de notre profession en sous-groupes conflictuels et culpabilisants. Plus d’efforts méritent d’être déployés pour faire avancer les pratiques, à l’échelle de votre salle de soin comme à l’échelle nationale, pour une meilleure qualité et cohérence des soins proposés à vos patients et à la population. Il est aussi important de reconnaitre que ces changements sont difficiles à implémenter, et amènent de nouvelles vagues de questions et de doutes. Prenez le temps de valider, pour vous, ce que vous avez déjà fait pour faire progresser votre pratique !

Je clôture ces lignes avec une dernière question pour vous :

Quelle est votre vision de la kinésithérapie dans le futur ?


Camille Leteurtre
(Relecture Guillaume Deville)

Bibliographie et lectures/écoutes recommandées

 

Costa, R. Olson, K. Mescouto, P. W. Hodges, M. Dillon, K. Evans, K. Walsh, N. Jensen & J. Setchell (2022) ‘Uncertainty in low back pain care – insights from an ethnographic study’, Disability and Rehabilitation

Cross, V. (2006) The practice-based educator: a reflective tool for CPD and accreditation. Chichester: John Wiley & Sons.

Dall’Alba, G. (2013) 'Learning Professional Ways of Being: Ambiguities of becoming', Educational philosophy and theory, 41(1), pp. 34-45.

Haslam, S. A., Platow, M. and Reicher, S. (2011) The new psychology of leadership: identity, influence, and power. New York; Hove, East Sussex [England] : Psychology Press.

Honoré, B. (1977) 'Pour une théorie de la formation: dynamique de la formativité',  Paris: Payot, 1977. 252 pp.

Kolb, A. Y., Kolb, D. A., Passarelli, A. and Sharma, G. (2014) 'On Becoming an Experiential Educator: The Educator Role Profile', Simulation & Gaming, 45(2), pp. 204-234.

Nicholls, D. (2017) The end of physiotherapy. London: Routledge.

Nicholls, D. (2022) Physiotherapy Otherwise. Tuwehra Open Book

Physiopunk - Vol.1 (2021) ; Openphysio Journal https://www.openphysiojournal.com/portfolio/physiopunk-vol-1/        

Postmes, T., Haslam, S. A. and Swaab, R. I. (2005) 'Social influence in small groups: An interactive model of social identity formation', European review of social psychology, 16(1), pp. 1-42.

Slater, M. J., Evans, A. L. and Turner, M. J. (2016) 'Implementing a Social Identity Approach for Effective Change Management', Journal of change management, 16(1), pp. 18-37.

Thomas, A. and Law, M. (2013) 'Research utilization and evidence-based practice in occupational therapy: A scoping study', The American journal of occupational therapy, 67(4), pp. e55-e65.

Wenger, E. (1996) 'How we learn. Communities of practice. The social fabric of a learning organization', The Healthcare Forum journal, 39(4), pp. 20-26.

Wenger, E. (1998) Communities of practice: learning, meaning, and identity. Cambridge: Cambridge University Press.

Wenger, E. and Wenger-Trayner, B. (2020) Learning to make a difference: value creation in social learning spaces. Cambridge: Cambridge University Press. 

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