Douleur Chronique : le Déclin des Approches Pharmacologiques & l'Essor des Méthodes Collaboratives et Humaines

Par Camille Leteurtre

Parfois, le timing des publications fait bien les choses !

En Mai 2023, deux articles particulièrement pertinents dans le monde de la douleur chronique ont été publiés ; deux papiers qui contribuent à l’avancée des connaissances sur les approches disponibles pour soutenir les personnes vivant avec des douleurs chroniques.

1. Déclin des approches pharmacologiques

D’abord, le papier de l’équipe de la Professeure Tamar Pincus, avec Hollie Birkinshaw (PhD) en première auteure :

Birkinshaw H., et al. Antidepressants for pain management in adults with chronic pain: a network meta‐analysis.
Cochrane Database of Systematic Reviews, May 2023, Issue 5.
https://doi.org/10.1002/14651858.CD014682.pub2

Cette revue systématique publiée par la Cochrane Library remet en question la prescription d’antidépresseurs comme moyen médicamenteux dans le traitement de la douleur chronique.

Les recommandations de bonnes pratiques NICE concernant la prise en soins de la douleur chronique (publiées en Avril 2021) suggèrent d’envisager l’utilisation d’antidépresseurs comme moyen thérapeutique chez des personnes n’ayant pas de signe de dépression clinique. (À noter : une distinction est faite entre une détresse appropriée vis-à-vis de l’expérience de la douleur et une dépression clinique.)

Birkinshaw et al. (2023) avancent que ces recommandations sont trop vagues. Dans le paragraphe sur les outils pharmacologiques, une liste d’antidépresseurs est énumérée sans aucun conseil pour guider le choix de l’antidépresseur à utiliser en fonction du type de douleur. Plus alarmant, les effets indésirables à long terme de leur utilisation ne sont pas discutés. Pourtant les effets secondaires des antidépresseurs sont bien connus (ex : migraine, augmentation du risque de chute, troubles du sommeil, convulsion, risque de suicide, etc.).
L’équipe de recherche décide d’évaluer l’efficacité sur la douleur de chacun des antidépresseurs communément prescrits aux personnes qui ne présentent pas de dépression clinique. Leur méta-analyse regroupe 176 essais contrôlés-randomisés. Malgré la grande quantité de données accessibles, les preuves ne permettent pas de conclure à une efficacité significative des antidépresseurs sur la douleur. Le seul antidépresseur qui semble avoir un effet modéré sur le niveau de douleur est la Duloxétine. En revanche, il existe toujours des incertitudes sur les effets de son utilisation à long terme.

Cette étude a le potentiel de faire basculer les antidépresseurs dans la longue liste de traitements pharmacologiques non recommandés dans le traitement de la douleur chronique. Cette liste inclut déjà le paracétamol ainsi que tous les opioïdes, les antiépileptiques, les antipsychotiques, les anti-inflammatoires, les stéroïdes, la kétamine, etc.
Cela laisserait la liste des traitements pharmacologiques recommandés… vide. Un symbole dans la reconnaissance des limites du modèle biomédical dans le contexte de la douleur chronique !

  2. Essor des approches collaboratives et humaines

La même semaine, le papier rédigé par l'équipe du Professeur Peter O'Sullivan a été publié, avec le Professeur Peter Kent comme auteur principal :

Kent P., et al. Cognitive functional therapy with or without movement sensor biofeedback versus usual care for chronic, disabling low back pain (RESTORE): a randomised, controlled, three-arm, parallel group, phase 3, clinical trial.
The Lancet Journal. June 2023; 401(10391), p.1866-1877
https://doi.org/10.1016/S0140-6736(23)00441-5

Cet essai contrôlé randomisé, nommé RESTORE trial, évalue l’efficacité de l’approche individuelle nommée « Thérapie Fonctionnelle Cognitive » (CFT) sur la douleur lombaire chronique. Cet essai comporte trois branches : CFT ; CFT + biofeedback ; soins courants (c’est à dire ne suivant aucun modèle de kinésithérapie particulier).

Les résultats sont prometteurs : les participants aux groupes CFT et CFT + biofeedback ont rapporté une amélioration significative de leurs douleurs lombaires à 12 semaines, maintenue à 52 semaines, par rapport au groupe « soins courants ». Et l’utilisation du biofeedback n’apportait pas de différence marquante.

La CFT est une approche qui guide les patients souffrant de douleurs vertébrales chroniques vers de l’auto-traitement, en ciblant les réponses cognitives, émotionnelles et comportementales à la douleur qui contribuent à cette douleur et aux incapacités fonctionnelles.
La CFT repose sur 3 éléments clés :

- L’invitation au déroulement de la « narrative du patient », de ce qu’il vit, via une approche réflexive permettant une collaboration entre le patient et le clinicien pour donner du sens à la douleur.

- Une exposition graduelle aux mouvements et aux activités identifiés comme douloureux et/ou effrayants.

- Du coaching vers un mode de vie plus sain, incluant : un engagement régulier dans de l’activité physique, une hygiène du sommeil et une alimentation équilibrée.

Cet essai de bonne qualité alimente le corpus de preuves permettant de défendre des approches de soins plus humaines ; des approches qui considèrent le patient comme une personne unique, se présentant avec son histoire et son contexte singuliers qui dessinent son expérience de la douleur et ses comportements pour s’y adapter (stratégies de coping).

Bien que ce soit la CFT qui soit mis en lumière dans cet article (qui est mené par l’équipe à l’origine même de son modèle), la majorité des capacités utilisées par les cliniciens du RESTORE trial ne sont pas spécifiques à ce modèle !

Si nous décortiquons les qualités liées aux 3 éléments clés mentionnés précédemment, nous retrouvons :

L’écoute présente et active, démontrée par le langage corporel et l’utilisation d’outils verbaux comme des reflets et des résumés.

La validation de la souffrance, des émotions ressenties, des pensées difficiles et effrayantes et des stratégies adoptées jusqu’à présent pour vivre avec la douleur.

La co-construction d’une perspective alternative sur les expériences de la personne, sous un prisme biopsychosocial.

- Le travail en collaboration avec la personne et la flexibilité du clinicien dans le choix des outils utilisés en fonction des besoins de la personne à ce moment-là.

L’invitation à aller vers des expériences nouvelles dans la connexion et l’utilisation du corps, sa conscience et sa mobilité.

- Le travail orienté vers les objectifs et surtout les valeurs du patient.

- L’habilité du clinicien à offrir des opportunités sans jamais imposer son point de vue et ses choix au patient qui, au contraire, a la capacité de choisir le niveau d’exposition qui lui est tolérable, à ce moment donné.

Le style conversationnel et réflexif qui permet au patient de reconstruire une confiance en soi et en ses capacités à générer des solutions nouvelles.

Ces éléments sont ceux qui permettent de construire et d’entretenir une relation de confiance empreinte de sécurité. Sans ces fondamentaux, il est probable que ni l’utilisation du diagramme de la CFT, ni des métaphores issues de la thérapie ACT, ni la prescription d’exercices n’auront d’impact pertinent et durable pour la personne qui vit avec les douleurs chroniques.

Souvent laissées dans l’ombre des noms des modèles utilisés, ce sont ces qualités qui sont les vrais piliers dans la révolution des pratiques de soins !

Dans le contexte des douleurs chroniques tout du moins, les pratiques cliniques évoluent et se transforment. Nous vivons une transition où les approches chirurgicales et pharmacologiques sont de moins en moins soutenues par les données de la science, alors que celles qui prennent en compte les dimensions humaines sont de plus en plus validées. Et ces sont bien sur des qualités humaines qu’elles reposent.

Le combo de ces deux articles est un petit moment de fête pour toute personne ayant un intérêt pour la douleur chronique.
Un moment à apprécier.


Camille Leteurtre

 

Formation de Camille & Guillaume

Formation de Camille & Tamar

 

Références

Fayaz A, Croft P, Langford RM, Donaldson LJ, Jones GT. Prevalence of chronic pain in the UK: a systematic review and meta-analysis of population studies. BMJ Open 2016;6(6):e010364.

Birkinshaw H., et al. Antidepressants for pain management in adults with chronic pain: a network meta‐analysis. Cochrane Database of Systematic Reviews 2023, Issue 5. Art. No.: CD014682.

Kent P., et al. Cognitive functional therapy with or without movement sensor biofeedback versus usual care for chronic, disabling low back pain (RESTORE): a randomised, controlled, three-arm, parallel group, phase 3, clinical trial. The Lancet Journal. June 2023; 401(10391), p.1866-1877

NICE Guideline [NG193]: Chronic pain (primary and secondary) in over 16s: assessment of all chronic pain and management of chronic primary pain. Published 07 April 2021.

https://www.nice.org.uk/guidance/ng193/chapter/Recommendations#managing-chronic-primary-pain

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