Réduire la dissonance cognitive avec l'Entretien Motivationnel : Stratégies efficaces pour le changement de comportement
Par Antoine Deconinck
Quand les cognitions dissonent
Vous êtes-vous déjà demandé ce qu’il se passe dans notre tête lorsque nous recevons une nouvelle information qui va à l’encontre de ce que nous pensions jusque-là ? Ou bien lorsque nous prenons conscience que nous n’agissons pas de manière cohérente avec ce que nous croyons ? Ces questions sont sans doute assez proches de celles que Leon Festinger s’est posé lorsqu’il a publié sa théorie de la dissonance cognitive en 1957. La dissonance cognitive est un état psychologique qui survient lorsque nous constatons un manque de cohérence entre plusieurs de nos pensées, ou entre nos pensées et nos actions. Et l’inconfort qui en résulte va nous pousser à modifier soit nos pensées, soit notre comportement, de manière à réduire cette dissonance cognitive et restaurer notre cohérence.
En raison de sa composante motivationnelle et de l’influence qu’elle peut avoir sur nos comportements, la théorie de la dissonance cognitive fait partie des théories qui peuvent expliquer l’efficacité de l’Entretien Motivationnel. Je vous propose de découvrir ensemble par quels mécanismes la dissonance cognitive joue un rôle dans les changements de comportement.
Une situation clinique classique
Dans notre pratique clinique, l’éducation occupe une place importante. Elle consiste souvent à apporter de nouvelles informations à un patient pour l’aider à modifier ses croyances ou changer de comportement, dans le but d’améliorer sa santé. Il arrive fréquemment dans notre quotidien professionnel que nous provoquions de la dissonance cognitive chez nos patients. Dès lors il devient intéressant de savoir comment réagir à cette situation.
Imaginez un patient qui vient vous voir pour des douleurs au tendon d'Achille. Après votre bilan, vous prenez du temps pour lui expliquer la place des exercices dans la rééducation et l'importance de les faire régulièrement à la maison pour résoudre ses symptômes. Le patient est réceptif aux informations que vous lui donnez, a vraiment envie d'améliorer sa situation et se dit prêt à reproduire les exercices chez lui. Tout semble aller pour le mieux. Pourtant, à la séance suivante, il vous annonce qu'il n'a pas fait ses exercices à la maison. Vous discutez alors avec lui pour comprendre pourquoi. Et vous insistez sur le fait qu'il est vraiment essentiel de les faire s'il veut aller mieux. Le patient vous explique qu'il n'y a pas pensé, que de toute façon il n'a pas le temps de les faire et qu'au final, il n'est pas bien sûr d'y arriver...
Cette situation est extrêmement frustrante pour vous en tant que cliniciens. Pourquoi ce patient ne s'est-il pas engagé dans ses exercices malgré le temps que vous avez investi pour lui expliquer à quel point c'est important ? Au final, cela vous donne l'impression que ce patient n'a pas vraiment envie d'aller mieux et qu'il se trouve des excuses pour justifier son comportement...
Mais qu’est-ce que la dissonance cognitive vient faire là-dedans ?
Pour bien comprendre ce qui se joue ici, je vous propose une petite expérience. Imaginez que vous ayez décidé de perdre du poids, et que votre stratégie pour y arriver est d’arrêter d’acheter des pâtisseries à la boulangerie. Pourtant, un jour, vous ne parvenez pas à résister à l’envie de prendre un délicieux éclair au chocolat. Et hop, vous voilà en pleine dissonance cognitive. Vos cognitions (je dois arrêter d’acheter des pâtisseries pour perdre du poids) ne sont plus en phase avec votre comportement (j’ai acheté une pâtisserie). Pour sortir de cet inconfort, vous allez chercher à réduire la dissonance cognitive afin de rétablir votre cohérence interne. Plusieurs options sont alors disponibles :
Changer le comportement et ne plus jamais acheter de pâtisserie.
Altérer une cognition déjà présente : “Pour perdre du poids, je devrais réduire ma consommation de pâtisserie plutôt qu’arrêter totalement”.
Ajouter une nouvelle cognition : “Je devrais arrêter d’acheter des pâtisseries, mais je n’en suis pas capable”.
Dans la grande majorité des cas, nous avons tendance à réduire notre dissonance cognitive en altérant ou en ajoutant une nouvelle cognition, car cette solution est la moins coûteuse. L’humain n’est pas un être rationnel, il n’agit pas en fonction de ses pensées. En revanche, il est rationalisant ce qui le pousse à adapter ses cognitions en fonction de ses actes. Et malheureusement, ce constat ne nous arrange pas vraiment quand il s’agit de modifier notre comportement...
Les implications pour notre pratique
Revenons à notre patient tendinopathe. Les informations que vous lui aviez apportées sur l’intérêt des exercices ne l’ont pas mis dans un état de dissonance lors de la première séance. Il était partant. Mais, lors de la séance suivante, le décalage entre cette cognition (“les exercices vont me permettre d’aller mieux”) et son comportement (“je n’ai pas fait les exercices”) a provoqué une dissonance cognitive, qu’il a alors réduit en ajoutant de nouvelles cognitions (“je n’ai pas le temps”, “je ne vais pas y arriver”).
Que se passe-t-il à ce moment-là si vous essayez de convaincre votre patient qu’il devrait faire ses exercices ? Vous augmentez à nouveau la dissonance cognitive, vous la mettez en lumière. Le résultat ? Le patient va chercher à la réduire à nouveau. Il peut alors soit insister et renforcer les cognitions précédentes (“non mais je n’ai vraiment pas le temps”), soit en ajouter une nouvelle, en lien avec votre attitude (“il ne m’écoute pas et ne comprend pas ma situation, je ne devrais certainement pas suivre ses conseils”). Et voilà comment tous vos efforts ont finalement servi à offrir une porte de sortie au patient pour réduire sa dissonance cognitive.
Dans ce genre de situation, de notre point de vue de thérapeute, nous pouvons ressentir des sentiments négatifs envers nos patients, allant de la frustration jusqu’à la colère parfois. Il devient difficile pour nous d’investir autant d’énergie pour aussi peu de résultat. Ne serait-ce pas là une manière de réduire notre dissonance cognitive due au décalage entre notre volonté d’aider nos patients et l’assurance que nous avons les moyens de le faire grâce à nos exercices, et l’absence d’adhérence de nos patients à notre traitement ?
Que propose l’Entretien Motivationnel ?
L’Entretien Motivationnel présente un intérêt tout particulier dans les situations où les patients présentent une dissonance cognitive, quand les patients ont conscience de l’importance pour eux d’un changement de comportement, mais qu’ils n’ont pas encore effectué ce changement.
Il existe de nombreuses façons de réagir à la dissonance cognitive. Je vous invite à nous intéresser ici à ce que l’Entretien Motivationnel peut proposer. Il est avant tout important de signaler que lorsque nous faisons de l’Entretien Motivationnel, nous n’avons pas l’intention d’utiliser la dissonance cognitive dans le but de faire changer notre patient. Il s’agit plutôt de chercher à comprendre les mécanismes qui se cachent derrière.
La plupart du temps, un patient présente à la fois des raisons de changer et de ne pas changer. En Entretien Motivationnel nous allons explorer cette situation avec lui. L’étape préalable sera de définir avec lui un changement qu’il choisit de faire et qui a pour but l'atteinte de ses objectifs personnels. Une fois ce choix explicitement validé par le patient, nous allons orienter la discussion de manière à augmenter la probabilité que la réduction de la dissonance cognitive se fasse par le changement de comportement plutôt que par la modification des cognitions.
La manière d’orienter et de guider le patient vers le changement consiste à lui faire exprimer l’importance que ce changement représente pour lui. Il va partager les raisons, les désirs et les besoins qu’il a de changer son comportement. Ainsi, le patient va augmenter le poids des cognitions allant dans le sens du changement. Il deviendra alors beaucoup plus difficile de les altérer.
Pour aller encore plus loin, nous pouvons travailler sur les valeurs du patient. Les valeurs sont un type de croyances qui ont la particularité de rester relativement stables dans le temps (même si elles peuvent varier en importance tout au long de la vie). Explorer les valeurs futures du patient, celles vers lesquelles il souhaiterait tendre pour atteindre un idéal, peut être un moteur puissant vers le changement. En effet, elles seront très difficiles à altérer. Cela signifie aussi que l’inconfort ressenti par le patient peut être très fort lorsqu’il prend conscience que son comportement n’est pas en accord avec ses valeurs. Plutôt que de confronter le patient, de le mettre trop brutalement face à cette incohérence, notre rôle sera de le soutenir afin de l’accompagner à traverser ce processus difficile.
Notre posture en tant que thérapeute joue un rôle essentiel. Comme nous l’avons vu tout à l’heure, si nous cherchons à argumenter, à convaincre ou à confronter le patient, cela lui offre une opportunité de réduire sa dissonance cognitive en rejetant la faute sur nous et sur notre attitude. Adopter une posture non-jugeante (pour en savoir plus, vous pouvez consulter ce blog sur le non-jugement), s’appuyer sur les apports du patient en évoluant en partenariat avec lui de manière à l’aider à atteindre ses objectifs est une composante fondamentale de l’Entretien Motivationnel. Nous évitons ainsi de dresser nous-même, bien involontairement, des obstacles sur le chemin du changement de nos patients. Et nous pouvons le matérialiser dès le moment où nous souhaitons apporter une nouvelle information à notre patient. Un outil utilisé en Entretien Motivationnel qui aide à réduire l’apparition de la dissonance cognitive lorsque nous partageons de l’information est le DDPD (si vous voulez en savoir plus sur cet outil, découvrez 3 courtes vidéos sur le sujet)
Malgré tous ces efforts, il reste toujours possible pour le patient d’ajouter encore de nouvelles cognitions pour réduire la dissonance cognitive, et notamment celle qui consiste à penser que même si le changement est important pour lui, il n’en est pas capable. Il sera alors crucial que nous l’aidions à renforcer sa confiance dans sa capacité à changer. Le sentiment d’efficacité personnel est une composante majeure du changement. Aussi important que soit le changement en question, si nous ne nous sentons pas capable de le mettre en place, il est très peu probable que nous parvenions à changer. Valoriser les forces du patient, ses efforts, ses réussites antérieures, sont des stratégies pertinentes pour augmenter son sentiment d’efficacité personnelle.
Ainsi, quand les cognitions dissonent, que nous amenons le patient à réfléchir à l’importance qu’un changement représente pour lui, tout en nourrissant son sentiment d’efficacité personnel dans une atmosphère non-jugeante, les portes du changement de comportement peuvent se réouvrir.
Par Antoine Deconinck
Relecture Guillaume Deville
Références bibliographiques
Vaidis D. et Halimi-Falkowicz S. (2007). La théorie de la dissonance cognitive : une théorie âgée d’un demi-siècle. Revue électronique de Psychologie Sociale, n°1, pp. 9-18.
Draycott S., Dabbs A. (1998). Cognitive dissonance 1 : An overview of the literature and its integration into theory and practice in clinical psychology. British Journal of Clinical Psychology
Draycott S., Dabbs A. (1998). Cognitive dissonance 2 : A theoretical grounding of motivational interviewing. British Journal of Clinical Psychology
Van Kampen HS. (2018). The principal of consistency and the cause and function of behaviour. Behavioural processes
Foad CMG, Maio GGR, Hanel PHP (2021). Perceptions of values over time and why they matter. Journal of Personality