La valeur inconditionnelle en Entretien Motivationnel : un rempart contre la maltraitance

Par Claire Zilliox

Introduction

En tant que kinésithérapeutes, en tant que soignants, nous prenons parfois en soins des personnes fragiles, dépendantes, ou porteuses de déficiences mentales ; des personnes qui ne peuvent pas exprimer leurs besoins et leur ressenti. Elles vivent dans l’obligation de se faire aider par des soignants. Elles sont dépendantes. Certaines présentent même une incapacité à exprimer ce qu’elles désirent. Il en découle une importance toute particulière de notre posture face à ces personnes. Une posture qui se doit d’entretenir le respect de l’autre, la bienveillance et d’éviter le danger de la maltraitance.

Mes premiers pas en maison d’accueil spécialisée : entre anxiété et découverte

J’ai commencé à travailler dans une MAS il y a quelques mois, une maison d’accueil spécialisée pour adultes handicapés. Les patients vivent dans cet établissement à l’année. Et pour y accéder il faut passer une barrière gardée en permanence qui donne accès à un grand ensemble de bâtiments au sein d’un parc boisé. Le bâtiment dans lequel les résidents habitent est fermé à clefs en permanence. Et les accès aux différentes unités sont sous serrures également. Ce dispositif a été mis en place pour la sécurité des résidents car ils sont à risque de fuite. Il n’en demeure pas moins que le climat est particulier : portes fermées, cris, hurlements parfois.

 

Lors de mon premier passage dans cet établissement, j’arrive un peu anxieuse, ne sachant pas vraiment quels individus j’allais rencontrer. Les résidents qui vivent là-bas ne sortent pas souvent et sont en marge de la société. Il est rare de les croiser dans la rue. Ils sont plutôt à l’écart, inaudibles, presque invisibles dans l’agora. On m’installe dans l’infirmerie, je patiente seule quelques minutes, mon regard se promène sur les classeurs avec la photo miniature des résidents, des visages que je n’ai pas l’habitude de voir, des yeux très grands, des bouches ouvertes en permanence, des volumes crâniens très grand ou très petits. J’attends, je déambule pour patienter et m’apaiser. L’infirmière m’amène enfin ma première patiente : une jeune femme avec une scoliose et une inégalité des membres inférieurs. On me dit qu’elle chute souvent et que son équilibre se dégrade. Je commence mon bilan.

 

Cette patiente ne parle pas, je ne suis pas sure qu’elle me comprenne, mais je fais mon bilan comme je peux. Je me concentre plutôt sur la partie biomécanique. Il est dur pour moi de ne pas pouvoir avoir un échange avec elle. Ça me bouscule. Je dois trouver des stratégies différentes de celles que j’utilise habituellement, sortir de ma zone de confort. Et je dois notamment adapter ma communication. Une des compétences clés que j’ai développée et qui influence fortement ma pratique clinique. Beaucoup de questions surviennent : comment être sûre de ne pas lui faire mal ? de donner le meilleur traitement possible ? d’être à l’écoute si elle refuse le traitement ? de rester dans la bientraitance ? de ne pas me décourager ?

Le risque de défaillance dans le soin

Je vous propose d’imaginer la situation suivante : vous travaillez dans un EHPAD, et vous devez vous occupez d’une personne alitée et vulnérable. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer. Elle ne se plaindra à personne que vous ayez passé peu de à vous occuper d’elle. Deux minutes après votre départ, elle ne se souviendra même pas que vous venez de la faire travailler. En effet, certains patients dépendants ne sont pas en mesure de vous verbaliser leurs besoins. A cause de leur démence ou de leurs déficiences, ils ne vont donc pas pouvoir vous aiguiller et vous faire un feedback sur votre intervention, qu’il soit positif ou négatif.

Face à ces difficultés, il est tentant de baisser les bras et de ne pas donner autant d’énergie que pour un patient qui est présent cognitivement. « A quoi bon, de toute façon, la personne ne se souviendra pas… » La frontière avec la maltraitance est ténue, fine comme un voile de soie. La communication est une part essentielle de notre métier. C’est un socle nécessaire qui nourrit les rapports entre les êtres humains. Le lien qui se crée entre le patient et son thérapeute, que nous appelons l’alliance en Entretien Motivationnel, est difficile à créer avec les patients non communicants. C’est même parfois impossible. Dans une telle situation, comment faire pour rester dans notre rôle de soignant bienveillant et donner le meilleur traitement possible à notre patient ?

Comment sortir de cette difficulté : les pistes proposées en EM

L’Entretien Motivationnel a été développé par des psychologues afin d’aider des personnes dépendantes à sortir de leur addiction (Miller et Rollnick, 2024). Cette technique de communication se compose de trois entités :

  1. Des processus ou tâches à suivre, et notamment la définition d’un objectif clair de changement (focalisation) en accord avec la personne

  2.  Des outils de communication spécifiques

  3. Un état d’esprit particulier : l’Esprit Motivationnel

Je vous propose de nous arrêter sur cette notion d’Esprit Motivationnel afin de comprendre comment il pourrait nous aider à mieux vivre les situations que je vous ai décrites jusqu’ici.

Les auteurs de l’Entretien Motivationnel, William Miller et Stephen Rollnick, ont été fortement influencé par des concepts développés par leurs illustres prédécesseurs dans le monde de la psychologie. Parmi eux, le psychologue Carl Rogers et son approche centrée sur la personne. Cette approche humaniste met l'accent sur l'importance de la relation thérapeutique et sur le fait de considérer la personne comme un être entier capable de croissance et de changement. En Entretien Motivationnel, cette notion est reliée à celle du non-jugement, qui consiste à mettre notre jugement de côté pour nous rendre pleinement disponible dans notre rôle d’aidant.

L’influence de Carl Rogers sur l’Entretien Motivationnel

Une des quatre composantes du non-jugement est la valeur inconditionnelle. C’est un concept central dans la pensée de Carl Rogers qui repose sur l’idée qu’une personne mérite respect et acceptation sans condition, indépendamment de son comportement ou de ses actions. Pour Rogers, cette composante est essentielle car elle joue un rôle fondamental dans le développement personnel et la santé psychologique (Rogers, 2002, 2022). Selon cette idée, chaque être humain a une valeur si particulière, si singulière, si intense que notre conscience et notre implication s’en trouve modifiées. Partir de ce postulat donne à toute personne une place unique, ancrée dans le moment présent, peu importe qui elle est, ce qu’elle dit ou ne dit pas. Considérer que chaque personne a une valeur inconditionnelle nous permet de positionner le patient à la place centrale qui lui incombe. Lorsque nous repérons la tentation de diminuer notre implication, penser à la valeur inconditionnelle de la personne qui nous a été confiée peut constituer un rempart contre la maltraitance. Et cette idée résonne au-delà du soin : 

 « Inclure quelqu’un ne signifie pas seulement

« nous t’autorisons à être là » cela signifie que tu as de la valeur ».

Claudia Brind-Woody, vice-présidente d’IBM

Altruisme et compassion : l'énergie investie au service du patient

L’altruisme est un autre pilier de l’esprit de l’Entretien Motivationnel. Et cette composante de l’Esprit comprend la notion de compassion. Notons qu’en anglais la définition du mot compassion met plus l’accent sur l’engagement dont nous faisons preuve vis à vis de l’autre, sur l’énergie que nous sommes prêts à dépenser pour l’aider. Si nous reprenons notre problématique : il s’agit de l’énergie que nous sommes prêts à investir pour trouver d’autres moyen de communication, pour essayer des exercices qui feront progresser nos patients, pour être créatif, prendre du temps pour mobiliser cette patiente alitée, etc. Ce n’est pas une chose aisée, et la quantité d’énergie que nous arrivons à dépenser pour l’autre peut fluctuer. Elle est notamment liée à notre état émotionnel du moment.

Conclusion

L’Esprit de l’Entretien Motivationnel peut former le rempart contre une envie bien humaine de se démobiliser face à des patients non communicants. Avoir cette réflexion interne « je suis prêt à dépenser de mon énergie pour t’aider, car tu as une valeur inconditionnelle », nous aide à garder notre bienveillance, notre respect et notre humanité.

Pour Rogers, l’acceptation totale va bien au-delà de la thérapie. Il la voyait comme un idéal de relation humaine. Dans la vie quotidienne, adopter cette attitude peut transformer la manière dont nous interagissons avec les autres, en permettant des relations plus authentiques, basées sur le respect et la bienveillance.

BIBLIOGRAPHIE :

Carls R. Rogers, L’approche centré sur la personne, Anthologie de textes présentés par Howard Kirschenbaum et Valérie Land Henderson, 2002, Ambre éditions.

Carls R. Rogers, Le développement de la personne, janvier 2022, Interéditions.

William R. Miller et Stephen Rollnick, L’Entretien motivationnel - Aider la personne à engager et réaliser le changement, aout 2004 ; Interéditions.

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