Discours divergents : les conséquences pour les kinésithérapeutes
Par Guillaume Deville
Pour ce second blog sur les discours divergents, je vous propose de continuer à mieux comprendre le problème avec une liste de situations cliniques rencontrées par les kinés et des raisons qui peuvent expliquer ces situations.
Les conséquences des discours divergents sont multiples.
De manière générale, les avis contradictoires vont mettre des doutes dans la tête des patients et diminuer la probabilité qu’il s’engagent complètement dans une proposition de traitement. La confiance dans la pertinence d’une stratégie thérapeutique ne sera jamais aussi forte que si tous les professionnels avaient tenus le même discours. L’efficacité sera souvent impactée négativement ainsi que l’observance.
Plus spécifiquement, je vous propose ci-dessous une liste d’exemples qui découle d’une consultation des kinésithérapeutes sur les réseaux sociaux et d’un tour de table lors d’une session de formation continue. La manière dont j’ai catégorisé ces exemples est une proposition qui cherche à continuer de mieux comprendre pourquoi ces situations surviennent. Les thèmes proposés ne sont pas mutuellement exclusifs et catégoriser différemment reste évidemment possible.
J’ai donc organisé les exemples selon les raisons pouvant expliquer pourquoi un professionnel de santé a pu tenir ce discours’.
Des connaissances obsolètes qui engendrent :
Une immobilisation excessive qui va créer des déficiences supplémentaires et rallonger les délais de récupération :
Exemple : 6 semaines d’immobilisation stricte ordonnées par un médecin généraliste ou un médecin du sport pour une entorse de cheville de faible ou moyenne gravité.
Une prudence excessive pour préserver les tissus :
Ex. : immobilisation complète post-opératoire ou post-traumatique pour des pathologies où la mobilisation précoce a démontré ses bénéfices et sa supériorité
Une utilisation de techniques de soins obsolètes :
Ex. : Le patient a vécu un épisode douloureux similaire dans le passé qui s’est résolu grâce à l’évolution naturelle (son corps a réussi à guérir par lui-même). Il attribue sa guérison à une technique obsolète : “J’ai eu des ultrasons avec mon ancien kiné. C’est ça qui m’a guéri”. Il souhaite la même technique pour un nouvel épisode douloureux alors que l’évolution naturelle de cet épisode est défavorable cette fois-ci.
Un discours nocebo qui provoque :
Un dénigrement de la stratégie proposée par le kinésithérapeute
Ex. : “Il ne faut surtout pas faire des sauts, c’est mauvais pour votre périnée.”
Ex. : “Vous avez de l’arthrose, la rééducation est une perte de temps. Il n’y a qu’une prothèse qui pourrait vous aider.”
Un sentiment de fragilité chez le patient
En attribuant un effet qui n’existe pas à une technique employée : le fait d’avoir quelque chose de déplacé et donc d’avoir besoin de manipulations pour “remettre en place”.
En attribuant la cause du problème à un “évènements” du passé : “Est-ce que vous êtes tombé sur les fesses dans votre enfance ?”
Des restrictions dans la vie des patients, sans vérifier leur pertinence :
Ex. : Une patiente à qui il a été interdit de dormir sur le ventre à cause de ses douleurs de cou, et qui a commencé à aller mieux lorsqu’elle s’est remise à dormir sur le ventre.
Ex. : L’interdiction de marcher à plat de la part d’un podologue et d’un kinésithérapeute pour une patiente avec des douleurs dans les membres inférieurs qui réalise au bout de plusieurs mois que le seul endroit où elle n’a pas ses douleurs c’est dans des endroits où elle marche pieds nus.
Exemple personnel pour montrer que je ne cherche pas à pointer du doigt et que nous sommes tous à risque de tomber dans le piège de nos convictions théoriques parfois trop étroites : une patiente lombalgique à qui j’avais interdit de travailler ses abdominaux en pédalant avec les jambes alors que ça l’aidait à ne pas être constipée. Lorsqu’elle a décidé d’elle-même de reprendre, sa constipation et son mal de dos se sont améliorés.
Interdire à une personne de pratiquer sa passion, son travail ou autre chose d’important dans sa vie pour de mauvaises raisons peut avoir un impact majeur sur sa vie.
Exemple d’un patient qui a renoncé à sa passion pour la course à pieds parce qu’il avait un début d’arthrose de genou. Il a stoppé la course à pied pendant quelques semaines pour que la douleur se calme et a repris trop fort, sans doser pour réhabituer ses tissus. Le résultat est évident : ses douleurs flambent à nouveau. Il reproduit cette stratégie à plusieurs reprises jusqu’au jour où il abandonne et consulte son médecin qui lui prescrit des radiographies. Il a alors 45 ans. Comme le seul élément visible à la radio est “un début d’arthrose”, le patient est orienté vers un chirurgien qui lui dit d’arrêter la course sinon il devra lui poser une prothèse pour ses 50 ans. Le patient décide donc d’arrêter de courir alors qu’être un coureur est un élément majeur de son identité sociale. Tous ses amis courent, même dans sa famille : sa femme, son fils, ses deux frères sont coureurs. Ce patient vient voir un kiné à 60 ans car son genou recommence à lui faire mal. Son médecin lui a dit que 60 ans c’était trop jeune pour une prothèse. Il lui a proposé de la kinésithérapie. Le patient s’attend à des techniques antalgiques. Le kinésithérapeute, lui, souhaite utiliser des exercices pour exposer graduellement les tissus du genou du patient aux contraintes mécaniques. Il lui dit qu’il pourrait même essayer de courir à nouveau dans quelques temps. Pour envisager cette stratégie, le patient doit arriver à se dire qu’il a arrêté la course pour de mauvaises raisons il y a 15 ans. Soit le coût cognitif est trop fort et le patient ne pourra pas, soit il l’envisage et il devra accepter l’idée d’avoir renoncé à la course à pied et tout ce qui allait avec pour de mauvaises raisons. Résultat, soit le patient refusera la stratégie en se réfugiant dans de la dissonance cognitive et ce serait bien compréhensible, soit il acceptera et devra gérer moralement l’idée qu’il aurait pu continuer à courir pendant toutes ces années et garder une identité sociale qu’il n’a jamais réussi à remplacer depuis.
Une dégradation de la situation globale d’une personne :
Ex. : attribuer une douleur à un excès de poids chez une personne obèse a de grandes chances d’alimenter son sentiment de culpabilité, qui lui même provoque des comportements défavorables sur son poids : grignotage, moral en berne et aucune envie de se mettre en mouvement, ni de prendre soin d’elle et donc de s’engager dans un traitement kiné.
Une focalisation de l’attention du patient sur des éléments non-modifiables alors que d’autres éléments contributifs sont modifiables. Possiblement à force d’entendre les patients qui répètent une croyance populaire et de connaitre des échecs de prise en charge, des professionnels de santé adoptent cette croyance et la disséminent. La dissonance cognitive des professionnels trouve alors une raison sur laquelle ils n’ont aucune emprise et qui permet de justifier le manque de résultat des stratégies thérapeutiques proposées. La responsabilité des thérapeutes est alors dégagée. Cela peut entrainer un découragement et un fatalisme du côté des soignants qui se transmet à leurs patients.
Ex. : les douleurs dues au mauvais temps
Ex. rapporté par les patients : “A mon âge de toute manière ça ne va pas s’arranger.”
Ex. : accuser les efforts passés : “Je n’avais pas mal alors j’ai trop forcé dans mon enfance/ma jeunesse/au début de ma carrière, et je le paie maintenant.”
Une focalisation de l’attention du patient sur des éléments en lui faisant penser qu’ils ne sont pas modifiables alors qu’ils le sont; d’autant plus lorsqu’ils ne sont pas les seuls éléments contributifs et que les autres sont modifiables plus facilement/rapidement :
Ex. : arthrose du genou
Une focalisation de l’attention du patient sur une observation non-pertinente à l’imagerie avec la conséquence pour le patient de penser que sans réparer il sera impossible de résoudre le problème
Ex. : “De toute manière, tant que le chirurgien n’aura pas réparé le tendon dans mon épaule, je ne vois pas comment ma douleur pourrait disparaitre.”
Une focalisation de l’attention du patient sur une zone du corps qui n’est pas la source du problème :
Ex. : Prescription d’une imagerie de la “mauvaise” partie du corps pour exclure un diagnostic par manque de confiance dans son examen clinique sans arriver à transmettre au patient la compréhension que l’objectif de cet examen était d’exclure et non pas de trouver le problème (inclure). Cette situation peut survenir lorsqu’un patient se plaint d’une douleur d’épaule et que l’origine de cette douleur est cervicale. Une imagerie peut identifier une déchirure de coiffe complètement asymptomatique qui va mettre le patient sur une mauvaise piste.
Un raisonnement basé seulement sur sa propre pratique et fermé aux apports des autres professionnels de santé
L’absence de prise en compte de l’avis du kiné
Un dénigrement de la kiné - exemple de discours d’un rhumatologue : “Il ne faut pas écouter les kinés, ils disent n’importe quoi.”
Un traitement invasif inadapté : infiltration lombaire sur une douleur en lien avec l’articulation de la hanche (qui sera soulagée a postériori par la pose d’une PTH).
Un délai diagnostic : rejet de l’hypothèse diagnostic de claudication vasculaire pour un patient orienté en kiné pour une sciatique par un médecin généraliste (diagnostic vasculaire qui sera confirmé seulement car le kinésithérapeute a réussi à convaincre le patient d’aller consulter un autre médecin).
Absence de prise en compte de l’évolution du problème du patient en cours de traitement kiné
Une intervention qui annule les bénéfices de la kiné - combinaison de manipulation cervicale et d’une infiltration qui provoque un blocage aigü chez une patiente qui allait mieux. Le kiné se retrouve même à devoir essayer de justifier l’action du rhumatologue pour ne pas le décrédibiliser auprès de la patiente alors qu’il est scandalisé.
Vous reconnaissez peut-être ces situations pour les avoir vécues. Si c’est le cas, vous n’êtes pas seuls ! Lorsque des apprenants évoquent une de ces situations en formation, beaucoup de leurs co-apprenants confirment que ça leur est déjà arrivé.
Une fois de plus, cette liste n’est pas exhaustive. Dans tous les cas, elle constitue une base de réflexion intéressante pour identifier des pistes de solutions. Dans les prochains blogs de cette série, je vous proposerai des stratégies pour tenter de diminuer l’impact des discours divergents sur vos patients et vos prises en soins. Nous verrons également quelques pistes pour tenter de diminuer l’occurence de ces situations compliquées.
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Découvrir le blog précédent avec le point de vue de Mike Stewart